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La médecine prise en otage : Entre scientisme et pseudo-science

La médecine contemporaine est dans une impasse qui oppose un scepticisme paralysant et un dogmatisme dangereux. Quelles sont les origines de cette contradiction ?

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Par Aurélien

Lecture 40 min

Cet article fait partie d'un dossier complet sur la médecine. Les arguments qui y sont développés s'inscrivent donc dans une totalité. CF : le sommaire.

Sommaire :
  1. Les paradigmes capitalistes de la médecine

  2. La crise du COVID-19 comme symptôme de la maladie capitaliste

  3. Qu'est-ce que le vivant ? Un bref horizon des réponses philosophiques et scientifiques

  4. Qu'est-ce que la santé ? De l'anormalité et l'anomalité

  5. Qu’est-ce que la médecine ? La leçon d'Hippocrate

  6. Approches et controverses : L'opposition médecine conventionnelle-non conventionnelle ou allopathique-holistique

  7. La médecine prise en otage : Entre scientisme et pseudo-science

  8. Des lobbys corrompus aux charlatans de province : Conséquences et dérives de la médecine bourgeoise

  9. Darwin complotiste ? Le néo-kantisme contre Darwin

  10. Refondation thérapeutique : Propositions pour une pratique communiste de la santé

Suite du dossier :

Au cours de notre exposé, nous avons employé à tour de rôle les termes et dénominations proposées par les deux approches dont nous avons parlé, sans pour autant se positionner en faveur des unes ou des autres de ces propositions. Au vu des efforts fournis pour définir la médecine holistique et de la quantité de lignes significativement supérieure consacrée à cette médecine en comparaison de celle à laquelle elle s’oppose, le lecteur pourrait légitimement penser que nous cherchons ici à favoriser l’une des deux approches.

En vérité, il n’en n’est rien ; c’est simplement la complexité et la diversité de cette approche qui nous a poussé à devoir nous y pencher plus longuement. La médecine conventionnelle étant beaucoup plus simple à expliquer du point de vue de ces principes, elle a naturellement pris moins de temps pour être décrite. Ce à quoi nous aimerions rajouter que le simple n’est pas le simpliste et que nous n’utilisons pas ici ce terme à des fins péjoratives, au contraire : nous pensons que c’est cette simplicité qui donne sa force à la médecine conventionnelle. Rappelons qu’en science « les hypothèses suffisantes les plus simples doivent être préférées », selon la formule modernisée d’Ockham (1).

On l'a vu, la médecine conventionnelle, ou médecine basée sur des faits, que nous appellerons désormais médecine positiviste du fait que la méthode employée par elle consiste, justement, à ne reconnaître que des faits, ne reconnaît pas la proposition selon laquelle il existerait deux types distincts de médecine. En médecine positiviste, il n’existe que la médecine fondée sur la méthode scientifique, et les autres médecines qui n’en sont pas. Ce refus de considérer les thérapies alternatives comme des types particuliers de médecine nous apparaît cohérent en ceci que les tenants de la médecine positiviste tendent à limiter le plus possible les risques encourus par les patients.

Mais, plus inquiétant encore, il semblerait que l’invention du terme de médecine allopathique soit attribuée à Samuel Hahnemann, également inventeur de l’homéopathie, considérée aujourd’hui comme une pseudoscience notoire relevant du charlatanisme. Une méta-analyse de 2015 du National Health and Medical Research Council australien, recoupant 225 études contrôlées et plus de 1800 publications scientifiques sur le sujet, a conclu qu’« aucune étude crédible n'a pu démontrer que l'homéopathie améliorerait mieux l'état d'un patient qu'un placebo (2) ». Comment ne pas comprendre dès lors la méfiance de la médecine conventionnelle à l’égard de la médecine holistique ? Le terme de médecine allopathique est alors à rejeter.

Guillaume d'OckhamGuillaume d'Ockham (Ockham / Wikipédia)

Mais ce n’est pas tout, puisque la médecine dite holistique est également soumise à de nombreux biais. Commençons par la pratique de la naturopathie que nous avons évoqué en étude de cas – enfin ! L’emploi du morphème « nature » est ici complètement injustifié. Le naturopathe lui prête une vertu qu’il n’a pas en essentialisant la nature comme quelque chose de bon par principe, à l’opposé d’une « chimie » qui serait mauvaise aussi par principe. Pourtant, il n’y a rien de plus chimique que la nature ! La chimie est une branche de la science qui étudie la matière et ses transformations, plus précisément des éléments chimiques composés d’atomes.

Dans le cadre de notre étude, on parle surtout de biochimie, c’est-à-dire la science qui étudie les réactions chimiques au sein des êtres vivants. Un organisme est composé d'organes, eux-mêmes composés de cellules, composées à leur tour de molécules, composées enfin d'atomes. Tout cela est en interaction permanente, et ces interactions sont des réactions chimiques. Sans compter sur l’influence de l’environnement extérieur, lui aussi matériel, qui provoque également des réactions chimiques. Lorsque vous faites de la cuisine, vous imposez des principes physiques (chaleur) à un ensemble de produits chimiques (les aliments), et le résultat que constitue le plat n’est rien d’autre que la conséquence de cet explosif bouquet de réactions chimiques.

Ajoutons que chaque atome qui compose la matière est d’origine 100 % naturelle car ils sont tous le fruit du Big Bang. Il existe des atomes de synthèse mais ceux-ci sont synthétisés à partir d’atomes déjà présents sur Terre. Il n’y a que deux de ces atomes qui sont utilisés en médecine, à savoir le technétium et l’américium, mais ils ne servent en aucun cas à l’élaboration de médicament, leur seule application étant réservée à l’imagerie médicale. De ce point de vue-là, il n’existe donc aucune synthèse moléculaire à l’origine de médicaments produits par la science qui ne soit pas garantis 100 % naturelle, car tout atome est naturel, même provenant d’une synthèse…

Cependant, si les atomes sont naturels, la synthèse, elle, ne l’est pas, car elle provient de la main de l’homme. Même ici, la naturopathie botte en touche, car si toute synthèse se fait avec des éléments naturels, qu’elle soit sous la forme d’un médicament ou d’une préparation, elle sera toujours historique. Par ailleurs, l’ensemble des fruits et légumes dits naturels n’en sont pas car ils sont tous le résultat d’une longue sélection opérée par les hommes dans l’histoire (3).

Pour pratiquer une véritable naturopathie, il faudrait nous rendre sur une planète nouvelle et consommer à même la plante les molécules recherchées, ce qui est totalement absurde. Et encore, le simple fait de considérer la plante dans un rapport pratique avec un sujet qui la pense, la transforme de ce fait en objet culturel.

Tous les atomes sont naturels et toutes les synthèses sont historiques, donc, dans tous les cas, un soin par la nature opposé à un soin chimique n’a aucun sens, d’autant plus qu’il ne peut pas exister, tout soin étant par essence culturel. Cet appel à la nature est dangereux car il induit en erreur sur la pratique réelle de la science et construit des oppositions qui n’ont pas lieu d’être. Mais cela ne s'arrête pas là. Avec l’essentialisation de la nature comme bonne en soi pour le corps, on en fait un principe moral et on introduit dans la médecine des conceptions que la science ne peut pas avoir. Ceci ouvre la porte à de nombreuses dérives interprétatives, à commencer par la croyance en des choses indémontrables. C’est ce qui est à l’œuvre dans la naturopathie quand elle postule la présence dans le corps d’une force de vie ou d’une énergie vitale comme moteur de l’organisme.

Ce principe n’explique absolument en rien les maladies innées d’ordre génétique, notamment vis-à-vis de l’agencement du squelette, mais aussi des muscles et organes dans le corps. Expliquer la maladie comme l’expression d’une force de vie qui se manifeste peut donner lieu à un risque de fatalisme médical non sans rappeler des idéologies religieuses comme le « karma », etc. Ce naturalisme est bien-sûr totalement en adéquation avec l’idéologie écolo-réactionnaire en vogue dans les sociétés occidentales.

Forgé dès 2016 par Loïc Chaigneau, le concept d'écologisme-réactionnaire entend contenir une analyse critique de l'écologisme sous ses différentes formes : politique bien sûr, mais pas seulement. L'écologisme-réactionnaire traduit une idéologie totale qui s'étend de l'aspect politique à l'aspect spirituel et religieux. La phase écolo-réactionnaire du capitalisme se présente comme le retour en force du nouveau fascisme.
Pour découvrir le conception d'écologisme réactionnaire
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De plus, il est faux de dire que la médecine conventionnelle serait dans « l’oubli de la psychologie » ; en vérité, elle est même obsédée par ça depuis les récentes avancées de la neurologie – nous reviendrons là-dessus plus tard. La médecine conventionnelle est de ce point de vue beaucoup plus moniste, en apparence, que la médecine holistique, car elle fonde tout sur la biochimie et ne laisse pas sa place au « spirituel ». En invoquant des principes comme la force de vie ou l’énergie vitale, la médecine holistique revient à l’idéalisme en intégrant à la médecine une dimension idéologique. Du fait de son peu de rigueur épistémologique, la médecine holistique est complètement perméable à l’introduction de théories qui prêteraient à la nature des intentions, ce qui peut légitimer tout et n’importe quoi, mais surtout dédouaner le thérapeute de toute responsabilité. « Ce n’est pas moi qui suis responsable, c’est la nature qui veut ça et la nature a toujours raison car elle est infiniment bonne » ; ce n’est rien d’autre qu’une théologie naturelle appliquée à la chose médicale.

La Cure de la folieLa Cure de la folie (Jérôme Bosch / Wikipédia)

Toutefois, si la dénomination de médecine allopathique pour désigner la médecine positiviste n’est pas recevable, il faut également reconnaître que la dénomination de « médecine non-conventionnelle » est également problématique car elle ne permet pas de circonscrire précisément les pratiques qu’elle désigne du fait de leurs immenses diversités. Ainsi, le terme de médecine holistique, distingué de celui de pseudo médecine, semble opérant pour désigner toute approche prenant le contrepied de l’approche positiviste, c’est-à-dire en partant du tout plutôt que des faits isolés.

Il existe bien une médecine holistique qui s’oppose, une fois débarrassée de toutes les pseudos-théories qui s’y sont rattachées à tort, légitimement sur la base d’arguments recevables, à la médecine positiviste. Comme nous l’avons vu, cette critique se porte principalement sur la dimension réductionniste de la médecine positiviste. La médecine holistique reproche à la médecine positive de ne pas considérer le patient comme une personne mais comme un porteur de symptômes à éliminer, à cause de ses principes épistémologiques qui limitent son domaine d’application à la sphère du médicament, ou du traitement en général, du fait qu’elle se fonde essentiellement sur la preuve issue d’une étude randomisée en double aveugle applicable seulement à ce mode thérapeutique. On a donc affaire à un méthodologisme, c’est-à-dire une dérive théorique qui consiste à tirer de la méthode d’expérimentation la nature même de la pratique du soin. Autrement dit, on fait de la méthode une fin en soi qui se substitue à la thérapeutique. Au lieu d’être un moyen pour accéder au savoir nécessaire au soin, l'étude randomisée en double aveugle devient en quelque sorte le soin en soi.

Cette critique n’invalide pas la pertinence de la méthode et la vérité des preuves qui en découlent ; elle consiste seulement à montrer qu’elle conditionne la pratique médicale à se limiter à l’élimination de symptômes physico-chimiques, ce qui rentre en contradiction avec les principes généraux du vivant, non pas pris comme une « force de vie », mais démontrés par la science par l’homéostasie. Par cette réduction à la méthode, la médecine positiviste se coupe de la pratique et devient essentiellement théorique, renversant l’ordre que nous avons énoncé plus haut, qui consistait à voir la médecine comme une pratique opérant un détour par la théorie.

À partir de là, c’est l’ensemble des données statistiques issues de la méthode qui priment sur la pratique concrète. Le médecin se contentera de mesurer chez son patient un ensemble de facteurs, par exemple dans la composition du sang, et se contentera de les rendre conformes aux taux normalement attendus sans se soucier de la cause profonde d’un éventuel dérèglement. Plus inquiétant encore, les attentes prévues par le médecin à partir de ces données abstraites et générales peuvent primer dans certains cas sur la réalité concrète et particulière d’un patient.

De ce fétichisme de la méthode scientifique, ou scientisme, découle ce que Hegel appelle dans sa Phénoménologie de l’Esprit : la crainte de l’erreur. Le but de la science est de produire des connaissances, il est normal qu’elle ait donc une méfiance naturelle à l’égard de l’erreur. Mais pousser à l’extrême cette méfiance de l’erreur devient l’erreur même et campe la science sur ses positions. Du point de vue dialectique, l’erreur est au fondement de la vérité. Le savoir se construit par des remises en cause successives qui, à chaque fois, conservent la positivité de ce qui existe à un moment, tout en le dépassant pour aller plus loin vers la vérité. La vérité d’un jour est l’erreur du lendemain.

Si la science décrète, purement et arbitrairement, que l’état donné de sa méthode à un moment X, en l’occurrence la randomisation en double aveugle, fait figure d’absolu, elle devient anti-scientifique et dogmatique. Cette crainte de l’erreur rend toutes tentatives thérapeutiques nouvelles impossibles. Bien sûr, il en va de la vie des patients et il ne s’agit pas de jouer aux apprentis sorciers, mais c’est renier complètement la qualité du savoir-faire empirique des praticiens de terrain qui côtoient la maladie de près. Il ne s’agit pas non plus de retourner à un empirisme subjectiviste, mais seulement d’ouvrir l’horizon des possibles pour une médecine préventive et non plus seulement curative.

Georg Wilhelm Friedrich HegelGeorg Wilhelm Friedrich Hegel (Jakob Schlesinger / Wikipédia)

L’enjeu de la santé réside plus dans le fait de ne pas tomber malade que de soigner de manière insensée des malades à la chaîne. Il faut viser l’idéal de l’éradication de la maladie par la réduction de ses causes plutôt que se contenter de les repousser dans leur manifestation en surface. La crise du COVID-19 est un cas d’école de cette dérive : elle nous montre notamment que la crainte de l’erreur paralyse complètement la médecine en cas d’urgence.

Alors que la gestion d’une pandémie aurait dû conduire à des pratiques comme le repositioning dans les plus brefs délais (le fait d’utiliser un médicament prévu pour une autre maladie proche de la maladie qu’on veut traiter) ; la médecine positive a préféré attendre pendant un an l’arrivée d’un vaccin, tout ça par absolutisation idéaliste de la randomisation en double aveugle. En voulant préserver la vie des patients en refusant de faire une entorse au diktat et à la lourdeur de cette méthode, la médecine positive a pris la vie de plusieurs millions de personnes, n’ayant rien d’autre à leur proposer que les extrêmes que sont le confinement et la réanimation.

Attention : ces lignes ne sont pas contre les vaccins, au contraire. Seulement, en attendant cet outil formidable de la médecine moderne, d'autres choses auraient put être mises en place pour éviter l'hécatombe.

La seconde dérive liée au méthodologisme dans le cadre de l’étude randomisée en double aveugle est le risque métaphysique. Pour rappel, la métaphysique, dans son acception marxiste, est cette méthode philosophique qui consiste à isoler tout ce qu’elle étudie en différentes parties déconnectées.

En effet, si l’on considère que la médecine consiste à éradiquer des symptômes, on isole forcément ces derniers pour mieux les comprendre et les traiter. Cela a pour effet de fragmenter le patient en plusieurs morceaux distincts et, de fait, l’évacuer. Il n’existe plus de malade, mais une jambe, un foie, un cœur, des os malades… On l'observe particulièrement dans les maladies à impact multiple. Vous serez redirigés vers plusieurs spécialistes qui ne communiquent pas entre eux et qui ne s'intéressent qu’à leur domaine — malgré les efforts de nos médecins internistes trop peu nombreux et qui manquent malheureusement beaucoup trop de moyens pour effectuer leur travail au combien nécessaire.

Cette manie d’isoler les symptômes s’explique rationnellement (à l'inverse de la médecine holistique qui ne fait qu’intuitionner des critiques fondées sur des postulats douteux) par l’essence même de la méthode positiviste au cœur de la médecine expérimentale. Comme nous l’avons esquissé plus haut, le positivisme est une méthode épistémologique qui consiste à étudier des faits tout en refusant de les intégrer dans une réflexion plus générale. Le positivisme se contente d’accumuler des faits et des données statistiques sans en faire de synthèse, c’est un empirisme qui refuse le rationalisme. Il se fonde notamment sur le postulat d’un atomisme logique, qui consiste à considérer que les éléments d’un discours sont tous indépendants les uns des autres, et que, par conséquent, il suffit de démontrer la valeur de vérité de l’ensemble des éléments pour valider ou invalider une proposition discursive.

Selon Bertrand Russel (4), il existe deux types d’éléments : les impressions sensibles et des universaux, qu’il nomme respectivement particuliers et prédicats. Ces éléments constituent selon lui des atomes logiques, c’est-à-dire des unités indivisibles par lesquelles nous saisissons le monde. Par l’intermédiaire de connecteurs logiques, nous pouvons mettre en relation ces éléments simples et formuler des propositions.

Pour Russel, la proposition la plus élémentaire consiste en l’apposition d’un particulier abstrait et du prédicat « fait », ce qui nous donne un particulier donné est un fait, ce qu’il exprime par la formule « F(a) ». D’après lui, la connaissance doit s’établir sur ce modèle, ainsi le fait isolé devient le critère de la vérité. Il s’agit alors, pour le chercheur, de faire l’analyse de propositions données pour voir si les prédicats sont en adéquation avec les faits (particuliers).

Cette philosophie s’est construite en opposition au monisme de Hegel, pour qui la réalité forme une totalité en mouvement. Dans la philosophie hégélienne, le processus qui amène au résultat compte davantage que le résultat lui-même. Et ces processus sont pour lui tous interdépendants car ils reposent sur l’unité fondamentale de la réalité qu’est l’Idée. Pour les positivistes, qui sont des matérialistes, la conception d’un monisme idéaliste est irrecevable. En partant de la méthode scientifique appliquée à la nature et à l’étude des relations de cause à effet, les positivistes ont fondé une méthode à même de fonder la connaissance sur la matière à partir des faits isolés par l’analyse.

Bertrand RusselBertrand Russel (Photographe inconnu / Wikipédia)

Dans l’atomisme logique, la partie précède donc le tout, ce postulat est nécessaire au développement de la méthode expérimentale car cette dernière ne peut s’appliquer à une totalité mobile. L’analyse des faits isolés est le préalable à l’expérimentation qui vise à invalider des hypothèses simples en observant des chaînes de causes et d’effets. Dans le domaine médical, le positivisme conduit nécessairement à une dissection méthodologique du patient, dont l’organicité est atomisée en conglomérat de fait isolés et ce de manière toujours plus détaillée.

Les diagnostics posés par les médecins positivistes ne peuvent donc pas être autrement que partiels et focalisés sur des symptômes. Du point de vue thérapeutique, l’isolement des faits est à l’origine des pratiques d’isolation de molécules que l’on teste dans les études randomisées en double aveugle. Le traitement est alors nécessairement limité à l’élimination par relation de cause à effet des symptômes isolés par l’action de molécules isolées.

Mais plus grave encore, le positivisme ne reconnaît comme faits que ce qui appartient à la sphère de la nature. Il nie complètement la possibilité d’une science de l’homme en dehors du cadre des déterminations naturelles. En quoi cela-nous concerne-t-il dans le domaine de la médecine ? A priori, nous sommes avec le corps dans le domaine de la biologie, donc une science naturelle.

Rappelons-nous des critiques de la médecine holistique à l’encontre du soi-disant dualisme de la médecine que nous appelions alors conventionnelle. Il lui était principalement reproché d’être dans l’oubli de la dimension spirituelle – à prendre ici au sens de psychique – de l’homme. Nous avions indiqué que, au contraire, la médecine positiviste était complètement obsédée par cet aspect de l’homme. Mais si le positivisme s’occupe effectivement de psychologie, il le fait dans une perspective naturaliste. En effet, ce sont les sciences cognitives et la neuropsychologie qui s’intéressent à ces questions, et leur point commun est d’évacuer la sphère des représentations.

En effet, contrairement à ce qu’a pu en dire la médecine holistique, le positivisme est bel est bien un monisme, ou en tout cas il est un matérialisme. Pour le positivisme, qui ramène tout à des faits, la réalité s’explique uniquement par la matière naturelle. La matière naturelle est l’objet d’étude des sciences de la nature, comme nous l’avons vu, elle obéit au couple cause/effet et obéit à des lois. Le positivisme ne nie pas l’existence de phénomènes sociaux ou psychiques mais il ne les explique pas à partir de processus internes au développement de la praxis dans l’histoire. C'est un réductionnisme biologique qui cherche à donner des réponses physico-chimiques aux problèmes posés par les individus et leurs comportements sociaux.

Ainsi, le positivisme explique l’amour par des réactions hormonales à l’intérieur du cerveau sans même se poser la question de la détermination historique et culturelle de l’amour. Il ne s’agit pas ici de nier les résultats de ces études sans doute vraies, ni même de faire de la médecine une science sociale, mais nous voulons montrer que le positivisme nie l’ancrage historique de la médecine. Il est incapable de saisir la psyché comme faculté à se représenter le monde par l’intermédiaire du langage. D’ailleurs, il essentialise également ce dernier, dont il cherche l’origine dans le cerveau en niant que sa fonction est avant tout celle de la transmission du sens. Le sens ne peut être un phénomène naturel, c’est le fruit d’un commun accord produit historiquement entre des sujets. Bien sûr, il reste matériel car le sens est toujours tributaire du signe qui repose sur les mots écrits ou prononcés puis perçus par le biais des atomes, mais il reste profondément historique (5).

La psychologie ne peut reposer sur de simples réactions chimiques car elle est fondamentalement sémiotique. Son domaine n’est pas celui des causes et des effets, mais celui du rapport du signe au sens et leur adéquation au référent qu’ils tentent de désigner. Et c’est parce que le développement des forces productives construit un rapport déterminé des producteurs du langage au monde qui les entoure – et donc aux référents – que le langage et les représentations des hommes sont historiques et non naturelles. De ce fait, nos représentations du monde sont tributaires de notre environnement, et ce dernier peut parfois nous être hostile. C’est de cette hostilité environnementale que naissent les traumas qu’il faut comprendre comme formations de représentations faussées et nocives pour l’homme.

De nombreuses maladies psychiques trouvent leur origine dans la contradiction entre l’homme et ses représentations, qui peuvent littéralement le détruire de l’intérieur. Ainsi, on n’explique pas une dépression par un manque hormonal quand un individu vient de perdre un membre de sa famille, ou son travail, et qu’il a tenté de mettre fin à ses jours. Et si on est conséquent, on comprend que la famille et le travail sont également des formes d’organisations sociales déterminées.

Le cas du travail est particulièrement criant. Dénué de sens et aliénant pour la plupart des prolétaires sous le capitalisme, il est défini par le cadre de l’extorsion de la plus-value par la bourgeoisie. Ce mal-être social, profondément ancré dans l’histoire, est tout simplement ignoré par le positivisme, qui ne voit pas dans l’histoire de matière objectivable (ce qui est faux – rapport production/consommation), de par l’isolement et la réduction des phénomènes qu’il étudie à des faits – ici des symptômes – auquels il ne pourra répondre que par des traitements, qui, dans le cas de la psychiatrie, ont alors pour fonction de « faire passer la pilule » de l’exploitation aux travailleurs.

Une leçon clinique à la SalpêtrièreUne leçon clinique à la Salpêtrière (Pierre Aristide André Brouille / Wikipédia)

Il ne s’agit pas ici de faire de la médecine une science sociale (nous y reviendrons) ; mais il est manifeste qu’elle ne peut se soustraire à cette dimension déterminante dans tout fait humain en tant que celui-ci est un « animal social ». Si le positivisme est un monisme, c’est un monisme réductionniste. Il place la matière en premier sur les idées mais il hiérarchise les différents ordres de la matière, à savoir l’ordre naturel et l’ordre historique qu’il fait dépendre du premier.

Si la nature donne sa loi à l'histoire, il l’annule (l'histoire) du simple fait qu’il rend impossible la liberté ; or c’est justement la liberté qui caractérise l’histoire comprise comme le développement des forces productives et l’apparition de l’individu. En niant la matérialité de l’histoire et donc la possibilité de faire de la science psychologique et politique pour prendre en charge les malades, le positivisme réintroduit en dernière instance une forme d’idéalisme dans son matérialisme, et donc une forme de dualisme entre le biologique et le social.

La médecine holistique avait donc une bonne intuition en disant que l’approche positiviste de la médecine était dualiste ; néanmoins, ce dualisme n’était pas là où elle le croyait et, par bien des aspects, elle partage également ce dualisme vis-à-vis de la question sociale. En effet, comment ne pas constater l’idéalisme de la praxis du naturopathe lorsqu’il suggère à son patient de « changer de travail et d’environnement ainsi que de cultiver son propre potager bio » ?

Une telle décision est impossible à prendre pour la majorité des prolétaires, pour qui le travail est une ressource rare et dont les fruits ne suffisent même pas à les nourrir eux et leur famille. Il est impossible pour un ouvrier travaillant dans la banlieue d’une grande métropole de partir à la campagne et d’acheter un terrain et une propriété sur un coup de tête. Mais surtout, ce n’est pas un modèle viable, la santé doit être prise en charge publiquement et non être le résultat d’actes individuels et isolés.

Ainsi, médecine holistique et médecine positiviste apparaissent toutes deux comme les manifestations idéologiques des intérêts de la bourgeoisie en matière de soin. Elles ne visent pas à dépasser le cadre historique du développement et de l’absence de prise en charge de la maladie, mais à consolider l’état actuel des choses. Avant d’opérer une synthèse de cette longue partie, nous aimerions faire un détour par l’analyse brève des conséquences idéologiques et pratiques de ces deux conceptions bourgeoises de la médecine.

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Montage Wall Street Médecin de la pesteMontage Wall Street Médecin de la peste (Affranchi / Affranchi)


Sources :

(1) Guillaume d'Ockham, Quaestiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio theologico, 1319

(3) André-Georges Haudricourt, L'Homme et les plantes cultivées, 1943

(4) Bertrand Russel, Ecrits de logique philosophique, 1918

(5) Loïc Chaigneau, Pourquoi je suis communiste, 2019

Sources images :

Francisco de Goya : Le Sabbat des sorcières

Elaine and Arthur Shapiro : Cebocap

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