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L’idéologie des biais cognitifs : les sciences cognitives au service de la tyrannie capitaliste

Forts des découvertes des sciences cognitives, certains idéologues croient pouvoir affirmer que l’homme est par nature irrationnel. Sous des airs de scientificité, il ne s’agit là que d’un poncif de l’idéologie dominante, bien pratique pour légitimer la tyrannie dans nos régimes bourgeois.

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Par Aurore B.

Lecture 20 min

L’objet de cet article est de montrer que les sciences cognitives sont une expression de l’idéologie dominante. Loin du rationalisme propre au libéralisme classique, le néo-libéralisme s’appuie désormais sur une anthropologie naturaliste et irrationaliste : l’individu n’est plus conçu comme un agent rationnel mais au contraire comme un être soumis à des centaines de biais cognitifs, produits naturellement par le cerveau, et qui prend donc des décisions profondément irrationnelles, le rendant ainsi inadapté à une société où l’innovation doit régner sans partage, c’est-à-dire une société où tous les nouveaux produits et procédés introduits sur le marché pour accroître le taux de profit doivent être acceptés et adoptés sans aucune autre considération. Il convient donc de mettre en évidence cette nouvelle anthropologie de l’idéologie dominante et ses conséquences sur le plan politique : technocratie, nudging, tyrannie impérialiste.

I. Les sciences comportementales au fondement de la nouvelle anthropologie naturaliste et irrationaliste du libéralisme

Le terme de « sciences cognitives » peut sembler redondant. Il désigne les disciplines qui étudient la production de connaissance à partir du traitement d’informations par l’esprit humain. D’après l’anthropologue Dan Sperber, le terme « cognitif » est tautologique si on l’emploie au sens faible, puisque les sciences comme la psychologie étudient toujours la formation mentale des représentations ou leur rôle dans le comportement, tandis qu’au sens fort, le terme qualifie uniquement les explications mécanistes et naturalistes et n'englobe donc pas toutes les recherches des disciplines que l’on range sous le terme « sciences cognitives » : les neurosciences, la psychologie, la linguistique et des pans de la philosophie et de l’anthropologie. L’économie ne fait pas partie de ces sciences mais s’appuie beaucoup sur les travaux de ces disciplines pour tenter de modéliser le comportement des agents sur les marchés. Le développement de ces sciences est relativement récent puisqu’elles sont apparues dans les années 1950, avec une première conférence consacrée à l’intelligence artificielle et son application à la psychologie de la cognition en 1956.

Dans leur étude des déterminations de la pensée humaine, ces sciences en sont venues à identifier des biais cognitifs, c’est-à-dire des déviations dans le traitement d’une information par la pensée qui influencent inconsciemment la pensée et la font dévier de la logique et de la réalité. Ce concept a été forgé dans les années 1970 par Amos Tversky, psychologue israélien, et Daniel Kahneman, psychologue et économiste américano-israélien, qui a reçu pour ses travaux à ce sujet le prix Nobel d’économie en 2002. Les recherches actuelles sur la question recensent des dizaines, voire des centaines de biais cognitifs qui conditionneraient notre cerveau, le plus connu étant sans doute le biais de confirmation qui entraîne une négligence à l’égard des informations qui vont contre nos croyances et au contraire une valorisation de celles qui les confirment.

Il convient d’avertir le lecteur sur les dangers d’une interprétation naturaliste de ces découvertes scientifiques. Le naturalisme est la doctrine philosophique selon laquelle toutes les choses existent en vertu d’un principe naturel, c'est-à-dire que chaque chose peut être ramenée à une essence définie par la nature. Dans une doctrine naturaliste, l’homme se définit par une nature immuable et anhistorique. Or, comme l’a relevé Loïc Chaigneau dans sa critique du cognitivisme (1), une approche de l’homme qui ne prend en compte que la dimension biologique de l’être humain et néglige sa dimension culturelle et sociale revient à un naturalisme plat qui se donne des airs de scientificité. Pour les idéologues des sciences cognitives, les sciences humaines et sociales n’ont aucune pertinence scientifique, car l’homme est un corps biologique et rien de plus. Le psychologue cognitiviste Steven Pinker est ainsi un ardent défenseur du concept de nature humaine et accuse les sciences humaines de la nier (2). Le biologiste Richard Dawkins affirme quant à lui que le phénomène religieux chez l’homme ne peut être expliqué que par le darwinisme, les sciences humaines ne pouvant en donner qu’une explication approximative (3). Enfin, l’écrivain spécialiste des neurosciences Sam Harris va jusqu'à affirmer que la biologie peut déterminer les valeurs et défend donc une morale entièrement fondée sur les neurosciences (4). Une telle approche de l’homme met totalement de côté l’histoire et rapporte les biais cognitifs à cette fameuse nature humaine, et nous allons voir comment cette anthropologie naturaliste peut servir d’arme à l’idéologie dominante et légitimer le tournant autoritaire des régimes bourgeois.

Ces découvertes des sciences cognitives sur la question des biais cognitifs entrent en contradiction avec l’anthropologie rationaliste du libéralisme classique et néo-classique. Les économistes bourgeois du XVIIIᵉ siècle ont en effet fondé leur théorie sur une conception de l’homme comme individu doué de raison et prenant ses décisions sur la base d’un calcul coût/avantage. Parfaitement rationnel, l’esprit de l’« homo economicus » apparaissait ainsi comme tout à fait adapté au fonctionnement des marchés, et aucune régulation ne devait perturber l’équilibre produit par l’exercice conjoint de la raison des individus isolés. Cette anthropologie idéaliste et rationaliste fut toutefois mise à mal par les crises du capitalisme à partir du début du XXᵉ siècle, et en particulier par l’effondrement des économies capitalistes lors de la crise de 1929. Dans les années 1930, le mythe des marchés qui s'autorégulent ne convainquait alors plus grand monde et les libéraux se sentaient menacés sur leur droite par des régimes certes capitalistes, mais opposés au libéralisme classique (Italie fasciste et Allemagne nazie), et sur leur gauche par le mouvement ouvrier et le communisme soviétique. D’où la nécessité de mettre au point un nouveau libéralisme qui, en lieu et place de la non-intervention de l’État dans l'économie, prône la régulation par l’État en vue de préserver et de maximiser les logiques de marché, et de les appliquer partout, y compris dans l’appareil d’État lui-même.

Ce passage du libéralisme au néo-libéralisme et le changement de doctrine économique qui l’accompagne sont connus, mais nous voulons souligner ici que cette évolution s’appuie sur une nouvelle anthropologie, aux fondements prétendument scientifiques, qui vient la légitimer. La philosophe Barbara Stiegler a étudié la genèse de cette nouvelle anthropologie dans son ouvrage « Il faut s’adapter » (5). Elle s’intéresse aux travaux de Walter Lippmann, l’un des pionniers du néo-libéralisme, qui se réclame de l’interprétation du darwinisme par Herbert Spencer, connue du grand public sous le terme « darwinisme social ». Cette interprétation est largement une trahison des travaux de Charles Darwin puisqu’elle fait de l’évolution un processus linéaire et finaliste qui viserait à sélectionner les individus les mieux adaptés à la survie dans un environnement donné et à supprimer les moins adaptés. Ainsi, dans Le Public fantôme (1925), Lippmann affirme que la révolution industrielle a créé une situation inédite et très grave pour l’humanité : l’innovation, c’est-à-dire l’introduction de nouveaux produits et de nouveaux procédés sur le marché, dépasse désormais de beaucoup les capacités d’adaptation du cerveau humain. Les mécanismes biologiques de l’évolution sont bien trop lents par rapport à la vitesse de l’innovation et les hommes dans les sociétés occidentales sont des « désadaptés » et sont donc enclins à refuser l’innovation parce qu’ils ne la comprennent pas, ce qui est évidemment une menace pour le « progrès », un concept qui pour les libéraux est très éloigné du progressisme que nous, les communistes, défendons – puisque dans leur lexique il désigne l’augmentation du taux de profit. Ce que montrent les travaux de Mme Stiegler, c’est qu’avant même la publication des premiers articles sur les biais cognitifs, les idéologues bourgeois sont à la recherche d’une nouvelle anthropologie qui exprime l'inadaptation de l’homme à la société capitaliste et à son besoin permanent d’innovation.

Dans les années 1970, les travaux d’Amos Tversky et Daniel Kahneman sur les biais cognitifs et leur rôle dans la prise de décision des consommateurs, marquent un tournant puisqu’ils signent l’alliance des neurosciences avec la science économique en vue de modéliser les comportements humains. Intégrés à une approche naturaliste de l’homme que l’on retrouve par exemple dans la psychologie évolutionniste, ces biais cognitifs deviennent une arme idéologique redoutable en ce qu’ils fondent une anthropologie irrationaliste : si de tels biais conditionnent naturellement notre cerveau, on ne peut plus concevoir l’homme comme un sujet rationnel et doué de volonté, il devient un être entièrement déterminé par la biologie, et qui plus est, déterminé à prendre les mauvaises décisions, puisque les biais qui favorisent la confirmation des opinions déjà établies (biais de confirmation) et la préférence de l’ancien sur le nouveau (biais du statu quo) entrent en contradiction avec les exigences d’une société capitaliste mondialisée qui demande à chacun de « s’adapter » sans cesse aux innovations indispensables pour demeurer « compétitifs ». Pour répondre à cette exigence d’adaptation perpétuelle qui est mise à mal par la nature humaine, les néo-libéraux vont alors concevoir une pratique tyrannique et foncièrement anti-démocratique du régime bourgeois.

On comprend très vite qu’une telle anthropologie est incompatible avec la démocratie, qui est reléguée au rang d’utopie ou de conte de fée. Comment, en effet, des individus purement et simplement conditionnés à prendre les mauvaises décisions pourraient-ils s’organiser collectivement ? Ce serait à n’en pas douter une catastrophe. C’est pourquoi les libéraux adeptes de l’anthropologie irrationaliste sont de fervents partisans de la technocratie. C’est manifeste chez Lippmann (6). Pour lui, il est illusoire de croire que l’expression électorale de la volonté générale serait droite puisque les individus sont incapables de faire le tour des problèmes économiques et sociaux. Seul un gouvernement d’experts le peut. Le gouvernement doit être confié à une élite qui a reçu la formation adéquate, qui a donc compris la nécessité de l’adaptation permanente, et qui est à même de mener à bien toutes les transformations nécessaires dans la société. Lippmann va jusqu’à détourner complètement les fins de l’éducation et de l’accès au savoir, puisque pour lui, et en contradiction totale avec la pensée des Lumières, l’éducation de masse ne vise pas l’émancipation intellectuelle des individus mais doit au contraire être la « fabrique du consentement » – l’expression est de lui – qui doit préparer les inadaptés à adhérer aux décisions de l’élite technocratique éclairée. Là encore, ce projet politique précède l’avènement des sciences cognitives et leurs découvertes sur la prétendue irrationalité des individus vont être utilisées pour appuyer ces vues. Il suffit d’écouter n’importe quelle interview de Steven Pinker pour l’entendre faire une éloge de la rationalité qui est pour lui l’apanage de la bourgeoisie d’extrême-centre, ceux qui connaissent la nature humaine, contre les « extrêmes » et les « complotistes » que seuls nos biais cognitifs nous poussent à écouter.

Ainsi, il est important de comprendre cette transformation de l’anthropologie de l’idéologie dominante qui marque le passage du libéralisme au néo-libéralisme, car il en résulte que l’on est passé d’une conception rationaliste de l’homme, proche de la philosophie des Lumières, à une conception naturaliste et irrationaliste de l’homme qui est par définition profondément anti-humaniste et anti-démocratique. On objectera peut-être que les idéologues cognitivistes se réclament de l’humanisme et des Lumières, à l’instar de Steven Pinker qui a publié un ouvrage intitulé Le Triomphe des Lumières… Un ouvrage dont la quatrième de couverture affirme que « Le projet des Lumières va à l’encontre de la nature humaine, de ses tendances au tribalisme, à l’autoritarisme et à la pensée magique : autant de biais qui nourrissent les populismes et les dérives religieuses » (7). Il est pour le moins paradoxal de se revendiquer humaniste et d’affirmer dans le même temps que l’homme est par nature un imbécile et un dictateur en puissance. En définitive, l’approche cognitiviste et néo-libérale de l’homme veut mettre l’humanité sous tutelle. Comment ne pas reconnaître dans cette élite censée guider la société vers les bonnes décisions, que Lippmann appelle de ses vœux, ces tuteurs de l’humanité qui cherche constamment à l’empêcher de penser par elle-même que fustige Kant dans son opuscule Qu’est-ce que les Lumières ? Après cette brève définition du cadre théorique, il convient d’étudier les pratiques qu’une telle conception de l’homme vient légitimer.

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II. Cette anthropologie vient légitimer une tyrannie capitaliste dont la gestion de la pandémie de Covid-19 est une parfaite illustration

Puisque dans l’idéologie cognitiviste, les biais cognitifs sont inscrits dans la nature humaine, il est illusoire de penser que l’on pourrait s’en défaire, et il est bien plus intéressant de chercher à exploiter ces biais pour remettre la populace irrationnelle dans le droit chemin. C’est exactement à cette exigence que répond le nudging (de l’anglais « to nudge » : donner un coup de coude). Richard Thaler, prix Nobel d’économie en 2017, est le grand théoricien des nudges qu’il a présentés dans un ouvrage coécrit avec Cass Sunstein et publié en 2008, Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Les deux auteurs définissent eux-mêmes le nudging comme un « paternalisme libertarien » et justifient leur théorie en invoquant les recherches en sciences cognitives qui mettent en évidence les nombreux biais qui influencent nos décisions. Pour les auteurs, il s’agit donc d’exploiter ces biais afin d’orienter les individus vers les « bonnes décisions » pour eux-mêmes – ce qui présuppose donc qu’ils ne sont pas capables de le faire eux-mêmes : le nudging s’apparente donc à de la manipulation mentale. La technique s’adresse évidemment aux gouvernants qui souhaitent inciter les gouvernés à adopter certains comportements. Le nudging est un paternalisme, les auteurs le reconnaissent, mais c’est un paternalisme « doux » qui n’oblige personne à rien et préserve la liberté individuelle. Si l’on s’en tient aux exemples que prennent les auteurs dans leur ouvrage, on peut penser naïvement que le nudge est une pratique inoffensive et bienveillante. Les auteurs évoquent par exemple un programme de nudging pour inciter les employés américains à épargner davantage pour leur retraite : au départ, ils choisissent librement leur plan d’épargne, mais s’ils n’épargnent pas assez, ils sont automatiquement engagés dans un programme élaboré par des « experts ». C’est pour leur bien, après tout.

En pratique, un « nudge » désigne donc tout élément qui incite à agir d’une certaine façon sans y contraindre. Une poubelle publique peinte avec une bouche de monstre pour inciter les gens à y jeter leurs déchets est un « nudge ». La méthode agit sur l’inconscient du sujet, et la plupart du temps il ne se rend même pas compte qu’il a été poussé à agir d’une certaine manière. Le nudging est donc un outil particulièrement subtil pour contrôler les comportements humains. Cette technique peut ne pas nous alerter immédiatement car elle est toujours présentée comme au service de causes justes : la santé des individus, leur sécurité, ou encore la préservation de l’environnement. Personne ne s’oppose à cela, n’est-ce pas ? Pourtant, accepter l’idée que des gouvernements puissent nous inciter subrepticement à adopter certains comportements revient à admettre que les gouvernants savent ce qui est bon pour nous. Les tenants du nudging distinguent certes le « nudge », qui serait éthique et viserait l’intérêt général, du « sludge » (mauvais nudge) qui ne le serait pas, mais cela occulte le fait qu’une telle technique suppose nécessairement de renoncer à l’usage de la raison pour faire agir les gens non contre leur volonté, mais tout de même sans leur consentement éclairé. Dans une société de classes où les intérêts de la classe dominante sont contraires à ceux des autres classes, il ne faut pas longtemps pour comprendre qu’une pratique comme le nudging est une arme de lutte des classes au service d’une bourgeoisie qui cherche à imposer le plus efficacement possible sa domination à l’ensemble de la population.

Sans surprise, le nudging a rapidement intéressé les gouvernements bourgeois, comme le relève un podcast de France Culture consacré à la question. Le gouvernement britannique s’est doté d’une « nudge unit » dès 2010 et l’administration Obama a suivi en 2013. En France, la société BVA, connue en tant qu’institut de sondage, a aussi créé une « nudge unit », et selon un article en ligne de France Culture, celle-ci a assisté Emmanuel Macron lors de sa campagne. Après son élection, le monde des sciences comportementales a été introduit dans les institutions gouvernementales avec la création d’un département de sciences comportementales au sein de la Direction interministérielle pour la transformation publique (DTIP), et le neuroscientifique Stanislas Dehaene a été nommé président du Conseil scientifique de l’éducation par Jean-Michel Blanquer.

Cependant, c’est pendant la crise sanitaire du Covid-19 que la collaboration entre le gouvernement français et la « BVA nudge unit » a été grandement renforcée. Barbara Stiegler a beaucoup travaillé sur cette question à laquelle elle a consacré un ouvrage publié récemment : Santé Publique année zéro, et une conférence disponible sur YouTube. BVA a été sollicitée sur de nombreux sujets : le nom à donner aux masques en tissu, les SMS à envoyer aux Français pour les inciter à télécharger les applications de traçage des contacts (Stop Covid puis TousAntiCovid) ou encore pour la mise en place d’une « communication positive autour du reconfinement ». Mais le meilleur exemple des œuvres de la « nudge unit », relevé par Barbara Stiegler, est sans doute l’attestation dérogatoire de sortie que chacun a dû remplir pour quitter son domicile, au moins lors du premier confinement. Concrètement, que s’est-il passé ? Fort heureusement, le droit ne permet normalement pas l’enfermement généralisé de toute la population ; les Français n’avaient donc pas à proprement parler l’obligation de rester enfermés chez eux. La seule règle qui a été introduite, c’est que toute sortie devait se faire muni d’une attestation dérogatoire à remplir soi-même, sous peine d’une amende. Ainsi, chacun devait s’autoriser soi-même à sortir et cela nous a conduit à tenir la sortie pour l’exception et l’enfermement pour la règle. Un nudge a donc contribué à organiser l’enfermement de tout un pays. Voilà ce à quoi peuvent mener de telles pratiques, qui sont toujours placées sous le masque de l’intérêt général par leurs thuriféraires. Il ne s’agit pas de discuter ici du caractère justifié ou non des confinements sur le plan sanitaire mais plutôt de souligner que ces techniques subreptices de manipulation mentale nous ont conduits à accepter des choses qui nous semblaient inenvisageables quelques semaines auparavant et à nous plier sans discuter à une mesure inédite qui n’a absolument pas été débattue démocratiquement. Il faut prendre la mesure de la manipulation de masse à laquelle ces techniques peuvent donner lieu sans même que nous en ayons conscience.

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Cette contribution massive de la « BVA nudge unit » à la politique sanitaire du gouvernement français est symptomatique d’un autre phénomène inquiétant et qui relève de la même logique : le recours de plus en plus systématique du gouvernement aux organismes privés, lesquels se substituent à l’appareil d’État. À cet égard, Barbara Stiegler note que l’affaire McKinsey offre un exemple édifiant. Le scandale ne tient pas uniquement à la gabegie d’argent public que représente le recours à ce cabinet de conseil, il faut également interroger le sens de cette collaboration : pourquoi le gouvernement français a-t-il fait appel à ces gens ? Pour Barbara Stiegler, la réponse est claire : Emmanuel Macron a considéré que l’appareil d’État allait constituer une résistance à l’innovation ô combien nécessaire en cette période de crise et a donc fait appel à ce monde des sciences comportementales auquel appartiennent la « BVA nudge unit » et McKinsey pour passer outre l’État et pour détruire le sens de l’État. Le cabinet, qui s’affiche sur son site comme « engagé dans les transformations décisives de ses clients » ou encore « accélérateur de l’innovation », a en effet pour fonction d’aider les dirigeants, d’États ou d'entreprises, à mettre en place une communication lénifiante sur toute réforme, tout changement, aussi inique fut-il. Entre 2018 et 2021, il a été missionné par l’État français pour au moins 43 prestations, entre autres la gestion de la campagne de vaccination. En 2021, l’État lui a versé plus d’un milliard d’euros.

Ce qui se profile avec ce recours massif à des organismes privés et à des techniques de manipulation mentale comme les « nudges » sur les populations, c’est une pratique de plus en plus tyrannique du pouvoir dans nos régimes bourgeois, la destruction du sens de l’État et la fin de la démocratie. Barbara Stiegler parle de l’avènement d’un libéralisme autoritaire, mais nous préférons parler d’une tyrannie capitaliste. Plutôt que d’organiser une gestion un tant soit peu démocratique de la crise sanitaire, les dirigeants français ont préféré considérer les Français comme des imbéciles devant être mis sous tutelle. Plutôt que de recourir à la quinzaine d’organismes de santé que compte l’appareil d’État, ils ont préféré gaspiller l’argent du contribuable pour payer des organismes gérés par les affidés d’Emmanuel Macron qui se moquent bien de l’intérêt général puisque leur but est de faire du profit, comme toute entreprise privée capitaliste. Le recours à ces organismes est le symptôme d’un capitalisme en crise qui fait le choix de la tyrannie pour se maintenir en vie.

III. Face au cognitivisme naturaliste, réaffirmer l’humanisme

Il est important d’esquisser une réponse à l’approche naturaliste et irrationaliste de l’homme qui émane de l’idéologie des biais cognitifs. Une telle approche peut sembler difficile à contrer dans la mesure où elle se réclame de la science et s’appuie sur des études reconnues dans le monde scientifique. Toutefois, cette référence à la science prend la forme d’un scientisme chez les idéologues cognitivistes. En effet, le scientisme est l’approche philosophique selon laquelle la science, le plus souvent réduite aux sciences de la nature, serait seule à même de résoudre les problèmes philosophiques, ce qui correspond au discours de ceux qui prétendent rendre compte de ce qu’est l’homme en se focalisant sur sa seule dimension biologique. Cela pose un immense problème car les adeptes du scientisme vont sur le terrain de la philosophie tout en niant qu’ils font de la philosophie et en se réclamant de la seule science. Or, les sciences de la nature procèdent par l’expérience et celle-ci n’est pas à même de saisir ce qui n’est pas donné. Une expérience ne pourra jamais rendre compte d’un objet tel la nature humaine, si tant est qu’il existe, parce qu’un objet de ce genre relève de l’essence, donc de ce qui ne se donne jamais immédiatement – cela est connu depuis Platon. Dès lors que l’on défend un concept comme la nature humaine, on fait de la philosophie et non de la science. Ceux qui n’ont pas conscience de ce fait sont des croyants qui, bien qu’athées, érigent les sciences naturelles en religion indépassable.

Tout cela ne doit pas nous conduire à rejeter l’apport sur le plan de la connaissance des sciences cognitives, mais celui-ci ne doit pas se substituer au travail des sciences humaines. Ceux qui nient l’apport des sciences humaines nient que l’homme est à la fois un être biologique et un être social, ils nient que le passage à l’état civil a transformé l’homme, ce qui rend problématique toute notion de nature humaine puisque l’homme est précisément devenu capable de se transformer et de transformer son environnement pour échapper aux déterminations de la nature. Si l’on passe outre le fait que l’homme est un animal social capable de dompter la nature par la praxis, on nie une dimension de ce qu’il est, et en même temps on ne voit pas que l’humanité s’est construite collectivement, donc que l’homme est ce qu’il est parce qu’il participe d’un collectif, donc que l’homme ne peut pas être analysé uniquement comme individu isolé. Ce sont les sciences humaines qui justifient l’humanisme car ce sont elles qui montrent que l’homme, loin d’être prisonnier d’une nature immuable, se transforme par la praxis, par la production de ses propres moyens d’existence, et devient ainsi l’auteur de l’histoire. En définitive, le mépris pour les sciences humaines qui analysent l’homme en tant qu’être historique, fait le jeu de l’idéologie dominante, car une fonction essentielle des sciences humaines est de distinguer les produits de la nature et les produits de l’histoire que l’on prend à tort pour des produits de la nature. Toute connaissance juste de l’homme passe nécessairement par la critique – au sens étymologique : la distinction, la délimitation – de l’ordre social et idéologique, sans quoi celui-ci est toujours susceptible de venir parasiter le travail de la science. C’est pourquoi les idéologues cognitivistes qui refusent de prendre en compte les sciences humaines en viennent à défendre un naturalisme irrationaliste qui est l’expression de l’idéologie dominante.

L'homme est le résultat d’un long processus évolutif dont le fil rouge est le développement de la praxis, souvent ignoré volontairement ou involontairement. Pourtant, c’est bien ce qui est au coeur du sujet tant individuel que collectif. Cet exposé reprend les acquis de l’anthropologie historique sous un regard matérialiste, dialectique et historique qui conjugue homo sapiens et homo faber.
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Mais quid de la rationalité alors ? Les découvertes des sciences cognitives ne remettent-elles pas bel et bien en cause la conception de l’homme comme sujet rationnel ? N’oublions pas que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même selon ses propres plans (8). Chercher la conscience, l’intelligence ou la raison dans l’individu isolé est une démarche idéaliste qui considère que ces instances sont des données, des invariants qui existent de toute éternité. Pour cette raison, les cognitivistes se trompent en postulant l'irrationalité de l’homme, tout comme les économistes bourgeois du XVIIIᵉ siècle se sont trompés en plaçant la raison dans l’individu isolé. Le travail de John Dewey, notamment dans Démocratie et éducation (1916) ou dans Le Public et ses problèmes (1927) permet de congédier cet idéalisme. Dewey invite en effet à analyser l’intelligence non comme une donnée immédiate de la conscience mais comme le résultat d’une production collective. Tout individu naît avec des dispositions à parler et à réfléchir, mais c’est l’environnement social et les relations que l’individu va tisser qui vont lui permettre de développer ses facultés. Un individu seul ne développera jamais d’intelligence. Ce sont donc les interactions sociales qui favorisent les conduites rationnelles ou au contraire les comportements irrationnels. À ce titre, on peut envisager les biais cognitifs comme des produits de l’histoire. Il paraît cohérent que les individus développent un biais de confirmation dans des sociétés qui cherchent la stabilité et le maintien de l’état actuel des choses. Pour Dewey, il faut trouver l’organisation sociale qui assure le meilleur développement des facultés de chacun ; c’est pourquoi le philosophe défend le régime démocratique qui doit selon lui se fonder sur la compétence de chaque citoyen et la participation de chacun à la vie publique. Le philosophe n’envisage pas seulement la démocratie comme une forme de gouvernement mais aussi comme une forme de vie qui permet à chacun de devenir une personne, c'est-à-dire de se forger une identité liée à sa participation à la vie et au débat public. Loin d’être le gouvernement des imbéciles que les néo-libéraux cognitivistes voient en elle, la démocratie apparaît comme le meilleur régime pour développer l’intelligence et la rationalité chez les individus. Au contraire, le renoncement à l’éducation et les incitations à se fier à l’autorité sans esprit critique sont les meilleurs moyens de promouvoir la déraison.

Le cognitivisme naturaliste et le libéralisme autoritaire servent les intérêts d’une bourgeoisie qui doit continuer d’asservir et d’exploiter le reste de la population pour persister en tant que classe. Si l’on peut s'accorder avec Dewey sur la pertinence de la démocratie en tant que participation de chacun au gouvernement de la cité, le marxisme enseigne que l’on ne fera pas advenir cet état de fait d’un claquement de doigts, ni en comptant sur la bonne volonté de nos dirigeants, mais en abolissant l’état actuel des choses. À la fin de L’idéologie allemande, Marx et Engels affirment que c’est seulement dans le commun que les individus peuvent développer leurs facultés. Cependant, dans les sociétés fondées sur des rapports de classes, seuls les individus de la classe dominante disposent de la liberté de développer leurs facultés, les autres ne le peuvent pas. En revanche, lorsque le prolétariat prend le contrôle des moyens de production, donc de ses conditions d’existence, il abolit les rapports de classes antagonistes, ce qui a pour effet que la communauté englobe les individus non en tant que membres d’une classe sociale qui n’existe plus, mais en tant qu’individu. Ainsi chacun devient libre de développer ses facultés et de réaliser sa personnalité. La souveraineté collective sur l'État et le travail qui est inclus dans le mode de production socialiste est donc le moyen de faire participer les individus en tant qu’individus à la communauté, et donc de faire progresser l’intelligence de chacun.


(1) Loïc Chaigneau, Pourquoi je suis communiste. Essai sur l’objectivité du matérialisme dialectique et historique, Paris, Éditions Delga, 2019, p.79
(2) Steven Pinker, The Blank Slate. The modern denial of human nature, New York, Viking, 2002
(3) Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Paris, Robert Laffont, 2008
(4) Sam Harris, The Moral Landscape: How science can determine human values, Free Press, 2010
(5) Barbara Stiegler, « Il faut s'adapter » : Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019
(6) Cf. La Cité libre (titre original : Inquiry into the principles of a good society), 1937
(7) S. Pinker, Le Triomphe des Lumières : pourquoi il faut défendre la raison, la science et l'humanisme [« Enlightenment Now: The Case for Reason, Science, Humanism, and Progress »] (trad. de l'anglais), Paris, Les Arènes, 2018
(8) Emmanuel Kant, préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure
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