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Théorie de la Valeur : Marchandise, Monnaie et Fétichisme

La valeur est ce qui est commun à toutes les marchandises et qui les rend donc échangeables sur le marché. Sa véritable nature reste pourtant obscure et sa mystification ou démystification un enjeu crucial au sein de la lutte des classes.

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Par Loïc Chaigneau

Lecture 15 min

L'article qui suit est extrait du livre de Loïc Chaigneau : Penser la transformation du moment présent, sur le rapport Hegel-Marx, aux éditions Materia Scritta.


Le premier livre du Capital s’ouvre sur une phrase qui n’a pas manqué depuis sa parution d’être mainte fois citée, paraphrasée, détournée mais qui mérite encore que notre attention s’y porte :

« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une « gigantesque collection de marchandises », dont la marchandise individuelle est la forme élémentaire. C’est pourquoi notre recherche commence par l’analyse de la marchandise. »
Karl MARX, Le Capital, Livre I, Section 1, Chapitre I, Op cit., p.39

D’emblée cela place l’analyse de Marx dans un rapport social et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit ici du rapport marchand. Ce rapport apparaît comme le socle fondamental de la totalité que représente le mode de production capitaliste. En tenant compte de l’héritage de Smith mais surtout de Ricardo, Marx fait du travail humain — et accessoirement, de la nature transformée par l'homme — la seule source de richesse ; à distinguer de la valeur comme seule production humaine. Toute chose, en tant qu’elle est l’expression extérieure de la satisfaction d’un besoin, répond à ce besoin qu’il soit d’ordre naturel ou culturel. Une marchandise est une chose qui se développe sous un double rapport : la valeur d’usage, c’est-à-dire sa fonction en tant qu’elle est un objet qui est utile ou peut satisfaire un besoin, mais aussi une valeur d’échange (1) en ce qu’elle peut être échangée. Mais Marx remarque de suite que « la valeur d’échange ne peut être en tout état de cause que le mode d’expression, la « forme phénoménale » d’une teneur dissociable d’elle » (2).

Marx procède donc à l’étude d’une forme phénoménale qu’est la forme marchandise. Cette teneur peut néanmoins être révélée et tenir sous forme d’équation : 1 quarter de blé = 1 quintal de fer. Malgré l’incompréhension qu’il peut y avoir à la première lecture, Marx touche en fait au point névralgique du Capital. Il nous fait entrer directement par la grande porte ; après avoir nécessairement et scientifiquement quitté cette sphère bruyante, ce séjour en surface accessible à tous les regards (…), pour aller dans l’antre secret de la production, au sein duquel on peut lire : No admittance except on business (3).

Si le procès de production doit être rendu visible, c'est parce que sous la forme de la marchandise il est comme voilé et rendu à la fois indiscernable et indissociable des objets utilisés. La société dite de consommation ne manque d’ailleurs par d’affirmer ce phénomène puisque le producteur et le consommateur se trouvent être une seule et même personne pourtant dissociée dans les représentations. Il y a une permissivité à l’égard du consommateur qui est tempérée par une répression constante (rapport Capital/travail) du producteur alors même que l’individu est l’unité de ces deux modalités dissociées dans le capitalisme. Rien de fait n’échappe à la production selon l’ontologie formulée par Marx sur laquelle nous avons jusque-là fortement insisté (Cf. Penser la transformation du moment présent, oeuvre complète). Mais il est nécessaire de faire céder le voile idéologique qui masque le procès de production et les rapports nécessaires que les hommes nouent en son sein. Si la production doit être le point de départ il devient impératif de cibler l’objet essentiel de la production ; soit ici celui de la production propre au capitalisme. Dès lors, la marchandise se présente comme directement liée au mode de production capitaliste (là où la féodalité se caractérisait principalement par les échanges fonciers). Pour Marx, la marchandise, comme le capitalisme, n’existe pas depuis toujours — ou depuis l’échange des premiers coquillages comme cela peut être soutenu parfois. En se dissociant d’elle-même la marchandise développe une vie autonome sur laquelle il convient de s’interroger.

Mais avant de fouiller en-deçà de ce qui seulement apparaît comme le dit Marx, il nous faut comprendre l’ambivalence de la marchandise et son rapport à la forme-valeur.

De prime abord la marchandise remplie une fonction d’utilité. Aussi, pour subvenir à nos besoins et tout simplement survivre, chacun dans le mode de production capitaliste en acquiert ; et ce malgré la différence quantitative et qualitative des marchandises. La marchandise est en cela représentative d’une certaine valeur : la valeur d’usage. Néanmoins, ce qui lui permet d’obtenir une valeur sociale c’est sa possibilité d’échange : la valeur d’échange. Si dans le troc l’échange consiste à mettre en rapport deux biens correspondants à une valeur d’usage, la monnaie vient rapidement faciliter ces échanges. Ainsi, dans le rapport de Marchandise à Marchandise (M-M) équivalent au troc, se glisse un intermédiaire : Marchandise – Argent – Marchandise (M-A-M) qui définit en propre l’échange dit économique, qui cache lui-même le négoce (A-M-A') où il s’agit d’acheter pour vendre ; soit la formule générale du Capital (4). Finalement, dans ce qu’Aristote nomme l’échange chrématistique (A-A), l’argent devient l’élément et le but de l’échange (5). La valeur d’échange se présente alors comme le produit d’un rapport social et non une qualité intrinsèque à la marchandise. C’est ce qui donne à la marchandise une existence sociale qui sort du strict cadre de l’usage privé. Ainsi, tel pantalon a bien sûr une valeur d’usage pour celui qui l’emploi, mais sitôt qu’il est échangé, il donne à voir une valeur qui est autre que le seul usage qu’on peut en faire ; il existe socialement par l’intermédiaire de sa valeur d’échange. Une même production cède dans ce cas son appareillage individuel pour prendre une forme sociale. Cette forme sociale est commune à l’ensemble des marchandises.

Dès lors il reste à savoir ce qui demeure justement commun à l’ensemble de ces marchandises une fois fait abstraction de leurs multiples et infinies valeurs d’usage.

« En tant que valeurs d’usage, les marchandises sont principalement de qualité différente, en tant que valeurs d’échange elles ne peuvent être que de quantité différente et ne contiennent donc pas un atome de valeur d’usage. »
Karl Marx, Ibid, p. 41 – 42.

Il nous faut trouver le troisième terme qui permet alors de définir ce qui peut mesurer la quantité différente de ces valeurs d’échanges. Puisqu’en effet lors de l’échange, il serait incongru de mettre en rapport une paire de lunettes et une automobile par exemple. En revanche, deux produits dont on jugerait qu’ils ont une équivalence pourraient être échangés. Pourtant, cette équivalence ne tient en rien à la valeur d’usage propre aux deux objets échangés. Ce troisième terme alors, c’est le travail humain, c’est-à-dire la production, qui permet de quantifier la valeur (qui n’est pas le prix) (6). Mais là encore, il ne s’agit pas du travail concret, particulier, mais de la forme de la production, c’est-à-dire le travail abstrait en tant que production humaine. Ce que contient toute marchandise alors c’est le temps de travail (humain) nécessaire en moyenne, ou temps de travail socialement nécessaire (7). Marx précise d’emblée ce qu’il entend par temps de travail moyen : « le temps de travail socialement nécessaire est le temps de travail qu’il faut pour faire apparaître une valeur d’usage quelconque dans les conditions de la production normales d’une société donnée et avec le degré social moyen d’habileté et d’intensité du travail. Après l’introduction du métier à tisser à vapeur, en Angleterre, il ne fallait plus peut-être que la moitié du temps qu’il fallait auparavant pour transformer une quantité de fil donnée en tissu » (8).

Ainsi, le travail social humain, en tant que production est le quantificateur de la valeur d’échange que revêt une marchandise en une époque déterminée et donnée ; soit en un mode de production et en un stade de ce mode de production par rapports au développement des forces productives. Cela permet d’octroyer une forme universelle à la valeur d’échange.

« La forme-valeur universelle, qui présente les produits du travail comme de simples gélifications de travail humain indistinct, montre par sa propre structure qu’elle est l’expression sociale du monde des marchandises. Elle manifeste ainsi qu’au sein de ce monde des marchandises, c’est le caractère universellement humain du travail qui constitue son caractère spécifiquement social. »
Karl Marx, Ibid, p. 69

C’est ce qui tend au fétichisme de la marchandise.

Travail humainTravail humain (Chevanon Photography / Pexels)

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Mais avant cela, voyons la spécificité qu’il y a dans l’analyse de Marx d’avoir su dissocier le travail concret du travail abstrait. Le travail est nécessairement inscrit dans le temps. Il est un processus qui transforme, c’est-à-dire qui octroie au monde une autre forme, dont celle-ci est le résultat de l’activité humaine. Toujours dans le premier chapitre du Capital, Marx montre que le temps est donc, de ce fait, la mesure naturelle du travail, puisque celui-ci est un processus. Le travail, en ce qu’il arrache l’homme à l’immédiateté de la nature et de ses cycles, est un gain : en produisant davantage en quantité et en qualité que ce que la nature offre, l’homme cesse de s’adapter à la nature pour adapter la nature et se libère davantage chaque fois qu’il peut consacrer du temps à autre chose qu'à sa survie. Mais plus encore, le travail est la substance et la mesure immanente des valeurs (9). A condition ici de concevoir le travail comme travail abstrait ; soit la quantité d’énergie humaine nécessaire à la production d’un bien. Toutefois, travail concret et travail abstrait s’ils doivent être distingués ne sont pas à séparés ou dissociés. Le travail concret est la production en tant qu’il donne forme à des valeurs d’usage, tandis que le travail abstrait — issu de ce même travail concret — donne une valeur mesurable et quantifiable à la production : le temps moyen de production d’une marchandise à un certain stade de développement des forces productives. Ainsi, tel pantalon produit par tel ouvrier en x heures ne vaut pas plus ou moins que tel autre pantalon produit par tel autre ouvrier en y heures ; sinon il faudrait statuer à partir du travail concret.

Mais dans le même temps alors, le travail abstrait rend compte de la mise en concurrence nécessaire des capitalistes entre eux, qui n’ont d’autre choix — pour être compétitifs face à la production de même valeurs d’usage — que de maximiser l’efficacité des forces productives. D’où l’ironie de Lefebvre sur le caractère prétendument individuel et rationnel du capitaliste dont nous parlions plus haut. Ainsi, de la même manière que Marx homogénéise les valeurs d’échange malgré les multiples valeurs d’usage dont elles peuvent être titulaires, il fait de même avec le travail en donnant une qualité objective au travail abstrait sans nier le travail concret. Mais pour parvenir à cela il est nécessaire pour le mode de production de réduire le travail complexe comme les savoir-faire, l’artisanat etc., à du travail simple (10), interchangeable et ne nécessitant que le recours au corps en état de travailler — ce qu’opère massivement l’industrie et l’organisation dite scientifique du travail. Marx met donc en évidence le fait que le capitalisme, pour reposer sur l’accumulation du Capital grâce aux marchandises, a besoin de simplifier au maximum le travail afin d’obtenir une mesure abstraite de la valeur d’échange. Cela s’accompagne donc d’une division sociale du travail sans précédant jusqu’alors. Il est nécessaire de comprendre que cela est inhérent au mode de production capitaliste et à son développement. Là encore Marx pense et articule les transformations d’une époque déterminée et porte à l’objectivité cette totalité. La marchandise revêt donc une forme double et sa valeur dépend de la valeur-travail. Mais celle-ci ne repose que sur la contradiction interne du travail concret et du travail abstrait ; d’un côté la production de biens utiles, de l’autre la production de valeur.

Or, l’accroissement efficace de la production de biens tend nécessairement à faire chuter la valeur. De là naît l’une des fuites en avant du mode de production capitaliste. D’autant plus qu’il nous faut constater une prolétarisation de plus en plus conséquente du travail complexe comme celui d’un technicien ou d’un ingénieur : de fait, le développement des forces productives s’étend désormais aussi en partie au travaux intellectuels. Le travail complexe dans le développement contemporain à l’écriture du Capital est encore peu voire pas mécanisable ou simplifiable. Aussi, Marx montre qu’à ce stade le travail complexe équivaut à du travail simple multiplié. Ici, Marx procède non pas en économiste mais en phénoménologue. De deux choses alors : d’abord, la réduction économiste est refusée et réfutée par Marx puisqu’il fonde directement ses travaux comme étant une critique de la science économique se voulant autonome. Par ailleurs, Marx ne projette pas sur le réel une certaine idée d’historicisme moral (11), comme cela a pu lui être à tort reproché sans comprendre la méthodologie employée ; mais au contraire, il part de ce réel pour en tirer un concret intelligible. Ce concret intelligible lui-même fruit du concret de la production où l’employeur capitaliste, au quotidien, se voit contraint de rémunérer différemment des professions qualifiées par rapport aux ouvriers non qualifiés. S’il n’est pas artificiellement possible de mesure exactement la réduction du travail complexe comme équivalant au travail simple multiplié, cela n’empêche pas le fait que ce soit réalisé en acte au quotidien. C’est une inversion totale de la théorie classique qu’opère ici Marx puisqu’il ne part pas des prix pour attribuer la valeur mais du travail humain comme fondement de la valeur d’échange. Le travail est l’étalon de la valeur. Seulement il ne s’agit pas du travail seul mais du travail socialement organisé dans un mode de production déterminé. Il n’y a que lorsqu’un bien est échangé dans une structure sociale donnée qu’une valeur peut y correspondre. Nous voyons bien ici que Marx opère tout au long de ce développement, en allant de l’abstrait au concret.

De fait, l’efficacité de la méthode, profondément dialectique, tient en cela qu’elle permet de rapporter des ensembles concrets disparates à une synthèse logique qui exprime ensuite un concret intelligible.

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Marx montre encore par un long développement qu’il serait vain de résumer hâtivement les formes de la valeur. Néanmoins, il faut s’arrêter sur la forme monnaie qui correspond bien à une marchandise particulière qui vaut comme valeur d’échange générale. La monnaie est une marchandise dont l’usage même est l’échange. Elle est l’étalon, le support de l’ensemble des marchandises disponibles et produites. Ce qui pose l’existence de la monnaie comme telle — c’est-à-dire d’une marchandise qui sert d’équivalence à toutes les autres — ce n’est pas alors un produit économique, mais une nécessité historique — soit le dépassement du troc — et par là un acte politique au sens large ; c’est-à-dire un acte social. Mais la monnaie a cela de déterminant qu’elle finit de détacher la marchandise de ce qui la produit, c’est-à-dire le travail humain, en lui octroyant une forme d’autonomie (12). Ainsi il devient possible séparer la forme du contenu dans ce rapport social. Nous pouvons tenir ensemble mais séparé un bien comme notre pantalon de tout à l’heure dans une main et sa valeur monétaire de l’autre. Par la monnaie, la valeur d’échange — qui originellement n’existe que dans l’échange — peut désormais exister en tant que telle et être accumulée comme telle.

MonnaieMonnaie (Inconnu / Pexels)

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Si cela avait été vu dans l’échange chrématistique, Marx renforce sa profonde critique de l’économie politique par ce qu’il nomme le caractère fétiche de la marchandise (13).

Ce passage du Capital sur le caractère fétiche de la marchandise figurait en appendice de la première édition. Ce n’est que lors de la réédition qu’il prit cette place considérable au cœur du développement sur la valeur. Pour cette même raison, Marx est alors tantôt décrié par ceux qui se refusent à voir autre chose dans ce passage qu’un exercice spéculatif et littéraire ; et tantôt au contraire valorisé au point même parfois d’extraire ce passage de la totalité que représente le Capital. En fait, c’est le polymorphisme propre à cet ouvrage et à la méthode même de Marx qui s’exprime ainsi, dans ce qui ne fait qu’apparaître comme contradictoire. Dans notre étude nous entendons démontrer que Marx ne formule pas une réduction économiste de même qu’il n’assassine pas abstraitement toute philosophie. Aussi, ce passage — et à la seule condition de le restituer dans l’ensemble du développement — nous apparaît comme absolument décisif. Une fois mis en relation avec le livre dans sa totalité — et même l’œuvre complète de Marx et d’Engels — ce passage se présente comme une clé de lecture et de compréhension qui permet de saisir la force de la conception marxiste qui se refuse à la réduction disciplinaire à laquelle se prêtent depuis les science humaines et sociales. Si Marx pense la transformation, c’est totalement et non de façon cloisonnée ; tant dans le fond que dans la forme et ce chapitre en est une limpide expression. C’est pourquoi nous souhaitons nous y arrêter un moment en prolongement de ce qui a été dit en amont sur la théorie de la valeur. Marx écrit très justement :

« À première vue, une marchandise semble une chose tout ordinaire qui se comprend d’elle-même. On constate en l’analysant que c’est une chose extrêmement embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques. »
Karl Marx, Ibid

Nous retrouvons ici la critique idéologique de Marx qui montre que la marchandise s’autonomise et vient inverser ainsi les rapports sociaux et nier le procès de production. La marchandise, comme chose sensible ordinaire ne semble pas mériter à première vue que l’on s’y intéresse. Mais Marx procède là encore en philosophe et comme le signalait Hegel dans la préface de la Phénoménologie de l’Esprit : « ce qui est bien connu, parce qu’il est bien connu est mal connu ». Ainsi se lève le voile sur cette chose a priori anodine qui pourtant semble contenir en elle, après analyse, toute la force idéologique du mode de production capitaliste. Ce qui est vrai pour la marchandise en tant qu’elle présente une valeur d’usage, s’invalide dès lors qu’elle présente sa valeur d’échange — pour les raisons que nous avons vues précédemment. Marx ajoute que ce passage transforme la marchandise en chose sensible suprasensible (14). C’est-à-dire qu’à la manière d’un langage structurellement organisé : signifiant, signifié, référent ; la marchandise aurait une valeur d’usage qui en serait le référent, mais aussi une existence qui relève de la représentation, du signifié. Or, au même titre que l’idéologie dans le discours peut être privation et non-dit du référent au seul bénéfice du signifié, il en va ici de même avec la marchandise. C’est en cela que la marchandise dispose d’un attribut d’abord métaphysique au sens le plus littéral.

Mais là où le caractère suprasensible de la marchandise se révèle plus encore, c’est lorsque Marx montre qu’elle est l’élément synthétique qui permet de mettre en évidence le fait que les hommes entrent nécessairement dans des rapports déterminés, involontaires (15). La marchandise est à la fois le fruit d’un travail et d’un rapport social qui sont pourtant absents du rapport que nous entretenons avec cette marchandise dans nos représentations. De fait, en achetant une baguette de pain, mis à part le lieu où on la vend, nous ignorons tout ou presque de sa production, de sa provenance, du travail humain qu’il a fallu pour la récolte, de la transformation du blé en farine, des transports qui ont été occasionnés, etc. Le rapport social ne s’exprime qu’au travers du prix — socialement déterminé — et donc de la dépense d’argent qui est faite. Le fétichisme est là encore un processus idéologique, il est travestissement de la réalité des produits dits « locaux » ou « made in France » par exemple qui n’en sont pas vraiment, entre autres.

Le fétichisme est déguisement d’un rapport social mondialisé dont il est presque impossible a priori de restituer l’ensemble.

Les rapports sociaux sont dès lors comme confondus avec les marchandises qui n’en sont que le résultat et le support. Ainsi telle valeur d’échange n’est active pour telle marchandise qu’à partir du moment où elle peut être mise sur le marché et échangée de manière totalement indépendante de sa valeur d’usage. De là naît une personnification de la marchandise qui se voit prêter des attributs singuliers alors qu’ils ne sont, là-encore, que le résultat d’un rapport social et non un contenu inhérent à la chose même. Raison pour laquelle Marx parle de vie autonome de la marchandise à plusieurs reprises dans ce chapitre. Les rapports sociaux et productifs de la marchandise sont inconnus ou méconnus des producteurs eux-mêmes.

Marx tente ici de ramener à la conscience ces processus sociaux inconscients. La marchandise n’est donc pas un produit quelconque mais le résultat du développement des forces productives et de leur organisation dans le mode de production capitaliste. La marchandise n’est pas d’abord produite en vue d’une fin et à destination de quelqu’un mais en vue d’être échangée et donc mise à disposition sur un marché au risque qu’aucun usage jamais n’en soit fait : d’où les crises dites de surproduction où il n’est pas envisageable de vendre au prix espéré ou estimé et où les marchandises sont détruites. Le mode de production capitaliste — et plus encore aujourd’hui en Europe ou en Amérique du Nord — nous met en relation permanente avec des marchandises dans l’ignorance la plus totale de leur origine. Ce rapport à la marchandise dispensé de la conscience du rapport social qui la produit renforce la représentation d’un individualisme possible. Ce fétichisme rend possible et fortifie le mode de production capitaliste tout en le faisant reposer sur un pied d’argile. L’insistance avec laquelle nous sommes invités à « rassurer les marchés » par exemple fait état dans le discours du mysticisme qui entoure la production. La monnaie dissimule l’essence de la production et de la marchandise aux échangeurs eux-mêmes. En cela, elle est elle aussi une mystification du réel.

Ainsi, le fétichisme de la marchandise se révèle bien comme un processus qui nie les rapports sociaux tels qu’existants pour entretenir l’apparence de rapports entre les marchandises (16).

Le travail humain ne se manifeste plus que comme la forme-valeur de ce qu’il produit (17). Les marchandises prennent l’apparence d’un contenu propre qui nie le travail et qui n’intéresse que les échangeurs, comme si le marchandise disposait par elle-même de ce qui pourtant la produit (18). Pour Marx c’est nécessairement que les théories économiques classiques ne peuvent alors qu’être faussées, puisqu’elles reposent sur une mystification et une apparence qu’elles prennent pour le réel. La main invisible du marché par exemple est, là encore, une illustration de ces formes fétiches propres à la religiosité du Capital et de ses économistes.

Les rapports sociaux se voient naturalisés au lieu d’être restitués comme une totalité dépendante d’un mode de production déterminé ; c’est-à-dire d’un moment singulier du développement social.

Ainsi la note 32 du Capital pose que :

« L’une des carences fondamentales de l’économie politique classique est qu’elle n’ait jamais réussi à découvrir par l’analyse de la marchandise et plus précisément de la valeur marchande la forme de la valeur qui en fait la valeur d’échange. »
Karl Marx, Ibid, p.82

De nouveau c’est une critique de la science économique positiviste qui s’inscrit ici en filigrane : les économistes classiques font de l’économie à la manière dont on fait des sciences de la nature. Or, il n’y a rien d'autre dans la valeur d’échange que ce qu’y produit le rapport social — et non un quelconque contenu d’ordre physico-chimique mesurable comme tel. Contre cela, Marx montre que la valeur n’a rien de naturel, qu’elle n’est pas issue non plus du prix, la valeur ne porte donc pas écrit pas sur le front ce qu’elle est (19). La valeur est une production historique socialement déterminée en un moment historique donné ; voilà ce que Marx démontre à propos de la valeur.

Ceci rend inopérant la seule étude de l’offre et de la demande par exemple. La bourgeoisie et ses économistes semblent ici confondre valeur et prix comme le physicien confondrait masse et poids ; les deux premiers pouvant s’objectiver, alors que les seconds répondent, pour le prix d’un rapport social, pour le poids de la pesanteur. Dès lors, la valeur-travail comme forme de la valeur n’a de subsistance possible qu’au cours du développement capitalistique.

Les deux écueils consistent alors, chez les lecteurs de Marx, le plus souvent à opter soit pour une objectivation de cette pratique de la valeur comme indépassable — ce qui par définition se heurte à la conception matérialiste et dialectique de l’histoire —, soit à l’abolition pure et simple de la valeur (20). Or, par le processus de démystification qu’opère Marx en révélant le caractère fétiche de la marchandise, il semble inviter au contraire à une nouvelle pratique de la valeur (21) ; soit une aufhebung de la valeur comme abolition de la forme-valeur propre au capitalisme : conservation de la valeur par nécessité et dépassement dans cette conservation. Mais Marx n’est pas prophète, il n’entre pas dans le devoir-être de la forme-valeur mais s’en tient à sa démystification. Néanmoins, il témoigne bien par exemple de la nécessité de ce dépassement lorsqu’il écrit en 1875 dans la Critique du programme de Gotha qu’« au sein d’un ordre social communautaire fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits, de même le travail incorporé dans les produits n’apparaît pas davantage comme valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté. »

Loïc Chaigneau, Penser la transformation du moment présent, sur le rapport Hegel-Marx, éditions Materia Scritta, 2021. Tous droits réservés.

→ À lire aussi : La révolution comme résultat et processus en devenir


fond blanc

(1) Distinction qui n’est pas nouvelle en soi et qui bien sûr a déjà été opérée notamment chez Aristote dans la Politique, livre I, 3. Mais c’est encore le cas, plus près de Marx, chez Smith dans la Richesse des nations, livre I, 4.
(2) “Le Capital”, Livre I, Section 1, Chapitre I, Op cit., p. 41.
(3) Ibid, p. 172.
(4) Karl Marx, Op cit. , p. 145
(5) Aristote, “La politique”, Livre I, §17, trad. Barthelemy Saint-Hilaire, Ladrange, 1874.
(6) Cf. Karl Marx, “Salaire, prix et profit”, 1865.
(7) Ibid, p. 43.
(8) Ibid
(9) Ibid, p. 519
(10) « (…) ce qu’il y a d’universel et d’objectif dans le travail, tient à l’abstraction produite par la spécificité des moyens et des besoins d’où résultent aussi la spécification de la production et la division des travaux. Le travail de l’individu devient plus simple par la division et son aptitude dans son travail abstrait, ainsi que la masse de ses produits augmente. » Hegel, “Principes de la philosophie du droit”, §198, trad. A. Kaan, Editions Gallimard, 1940.
(11) Cf. Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, t. II, Seuil, 1979
(12) Karl Marx, “le Capital”, Op cit. , p. 71
(13) Ibid, p. 73
(14) Ibid
(15) Karl Marx, “Contribution à la critique de l’économie politique”, Avant propos, Op Cit. , p. 488-489.
(16) Karl Marx, “Le Capital”, Op Cit. , p.75
(17) Ibid, p.75 - 76
(18) Ibid, p.76
(19) Ibid, p. 76
(20) Nous pensons notamment ici aux théoriciens de la “critique de la valeur” dont Anselm Jappe peut être l’un des représentants.
(21) Les travaux de Bernard Friot sont éloquents à ce propos.
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